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Mouloud Feraoun n’était pas musulman

À ceux qui prêtent, à titre posthume, à Feraoun une foi islamique modèle voici une lettre qui date du 16 juin 1949 dans laquelle l’écrivain spécifie qu’il n’est pas croyant.

« À René Nouelle

Cher camarade,
Les journaux et les messages nous sont parvenus le même jour l’enveloppe une fois de plus tout éclatée – j’avais adressé juste la veille notre numéro de mai-juin que vous ne trouverez guère intéressant. Nous promettons de faire mieux Tan prochain. Donc, ne nous laissez pas tomber.

Oui, je viendrai en France. J’ai déjà mon passage gratuit. Je serai seul ou avec Zedjiga. Je me propose de faire ce geste exorbitant, révolutionnaire pour tout dire : emmener une fillette kabyle à Paris ! mon vieux père s’y oppose farouchement mais ma femme est convaincue. Je crois que la chose ne sera pas facile.
Bien entendu je compte venir te voir et rester avec toi tout le temps que tu voudras avec la certitude que tout se passera dans la plus grande simplicité. Je crois que nous aurons à parler de beaucoup de choses.

Nos vacances débutent dans une quinzaine. Cependant je ne peux pas encore fixer exactement le jour de mon départ : notre mois de Carême (Ramadan) commence avec la nouvelle lune – le 26 ou le 27 – et se termine par une fête importante : l’Aïd Seghir. Mon père veut que je passe cette période avec la famille. Il se doute bien que je ne suis ni croyant ni pratiquant. Il m’a fait comprendre qu’il n’est pas dupe et que je veux me sauver en France pour n’avoir pas à jeûner. Eh bien, oui, ici je jeûne sans y croire pour ne contrarier personne. Discutable ? Tu pourrais me donner raison si tu avais toutes les données du problème. Milieu à part, mœurs à part, etc. Du reste au fond, ça revient exactement au même qu’on jeûne ou non. On en parlera j’espère plus longuement.

Donc ou bien j’accède au désir du vieux et je m’embarque vers ler août, après la fête ; ou bien il consent à me lâcher sans être trop contrarié et je serai en France vers le 15 juillet. De toutes façons, je t’écrirai une seconde lettre avec plus de précisions. Je suppose que vous vaquez aux environs du 10 juillet et que tu passeras quand même quelques jours chez toi avant d’aller en chantier. Y aurait-il quelque chose de spécial que ta femme ou toi voudriez que je vous apportasse – excuse ce malencontreux subjonctif – ? Je vous ferais n’importe quelle commission avec plaisir.
J’ai lu et relu la Peste. C’est bien une veine d’entendre Camus. Est-ce que cette chance pourrait m’arriver ! Tu sais que je le connais depuis longtemps : En 1937, j’étais encore presque normalien (Promo : 32-35). De vrais démocrates algérois décidèrent de faire paraître un journal libre (actions de 200 F majorité instituteurs). Ce journal existe encore quoiqu’à présent franchement communiste cela lui fait tort, d’ailleurs.

Eh bien Camus était rédacteur en chef d’Alger républicain. Et en 1937 il a publié un reportage retentissant sur les Kabyles et la Kabylie. Il a vu pas mal d’instituteurs kabyles et ces gens-là ne l’ont pas oublié.

À propos d’instituteurs, un collègue de la région, d’origine arabe, natif d’Alger, a vu le journal que j’allais t’expédier de Beni-Douala. Je lui ai parlé de nos échanges, il voudrait créer lui aussi un journal et pouvoir l’échanger. Il a relevé l’adresse de Courcelle et m’a dit qu’il t’écrirait. Il quitte la région à partir d’octobre, il est muté à Maison-Carrée, tout près d’Alger. C’est là-bas qu’il tenterait cette création. Il est possible que tu reçoives sa lettre sous peu. C’est un jeune – je suis son aîné de dix ans environ – qui paraît intéressant mais que je t’avoue ne pas connaître trop. Il ne sera resté que dix mois dans la région. Il a entendu parler du S.C.I. et il m’en a dit du bien. La semaine prochaine je lui colle un bulletin d’adhésion… pour commencer.
Dis à tes gosses de patienter quelques jours. Ils auront leur paquet de messages individuels.
Bien toi. »

Mouloud Feraoun, Taourirt-Moussa, 16 juin 1949, in Lettres à ses amis

Précédemment publié le 15 juin 2013.

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