Interview

Mouloud Mammeri : le rôle du romancier

Interview de Chris KUTSCHERA : Votre dernier livre, l’Opium et le Bâton, date de 1965, sauf erreur. La Traversée, de l’année dernière. Ce qui fait dix-sept ans de silence. Pourquoi ce long, long silence ?

Mouloud Mammeri : … Je pense personnellement que c’est en grande partie dû à l’histoire, non seulement la mienne, personnelle, mais l’histoire algérienne, parce que comme mes romans épousent la réalité algérienne, en gros en tout cas, et l’épousent comme ça dans le temps, j’avoue que pendant cette période… Cette période a été tellement traumatisante, tellement essentielle, qu’à mon avis il n’y avait que deux façons de la traiter ou de s’en servir :

Ou bien comme un chroniqueur, le travail d’un journaliste qui raconte au jour le jour les évènements tels qu’ils se passent, et qui éventuellement les interprète, ce qui n’est pas du tout mon rôle, ni ma compétence…

Deuxièmement, justement, peut-être, celle que j’ai choisie, la voie que j’ai Rue bleutée, Ghardaia choisie, le roman, mais alors là, c’est tout à fait différent ; à mon avis vous n’êtes pas du tout assujetti à l’actualité ; mais surtout je crois que le point de vue du romancier est différent de celui du chroniqueur parce qu’il lui faut à lui une certaine distance par rapport à l’évènement, il lui faut une certaine distance, il ne peut pas coller à l’évènement, exactement. À mon avis les faits tels qu’ils se déroulent, en tout cas pour moi,je ne sais pas si c’est comme ça pour les autres, mais c’est comme ça que ça se passe pour moi, à mon avis les évènements ont besoin d’une espèce de décantation, d’une espèce d’intériorisation, à l’intérieur de moi-même, pour qu’ils prennent une autre valeur, une autre dimension, qui puisse devenir réellement romanesque. Je crois que le roman, si vous voulez, en mentant, puisqu’on invente une histoire qui n’existe pas, qui n’est pas vraie, en mentant, à mon avis, va au fond d’un certain nombre de choses, va un peu plus vers l’essentiel, puisqu’on invente. Un romancier est obligé d’inventer ; c’est son métier, d’accord, mais il invente toujours dans le sens d’une vérité à mon sens plis profonde. Enfin on ne peut pas mentir n’importe comment. Alors, à cela s’ajoute que sur le plan personnel, bien sûr, la simple adaptation de l’ancien mode de vie de l’Algérien moyen comme moi à l’indépendance, avec tout ce que cela suppose… avec les évènements qui se sont passés dans l’intervalle… suppose quand même une certaine… suppose qu’on est accaparé au jour le jour, et là vraiment je n’ai pas eu le temps : il a fallu que je me réadapte à un mode d’existence différent, nouveau, oui, alors je pense que c’est comme cela que cela s’explique. Je m’excuse, c’est une simple parenthèse, mais pendant ces 17 ans, je n’ai pas fait paraître de roman, mais j’ai écrit quand même des choses qui ne sont pas encore parues, que j’ai gardées en manuscrit… et j’ai publié des études sur la poésie berbère.

C.K. : Si l’on en juge d’après la lecture de la Traversée, vous ne semblez pas très heureux, très épanoui, dix-sept ans après l’indépendance. Ce livre est assez amer. Est-ce que vous revendiquez cette amertume ?

M.M : oui, je la revendique entièrement. Bon, maintenant encore faut-il en donner les raisons. Je pense que le travail, la fonction, la vocation, je n’aime pas trop ces mots-là, enfin bon, disons simplement l’œuvre d’un romancier ne peut pas être vraie si elle n’est pas, qu’elle le veuille ou pas, contestataire de tout ce qui nie l’Homme. Mes points de référence n’étant pas politiques, il est normal, à mon avis en tout cas, qu’un romancier défende les valeurs les plus hautes, même si elles ne sont pas immédiatement réalisables. Peut-être que l’homme politique est obligé de tenir compte de je ne sais pas quoi, de la réalité de l’environnement économique, humain, sociologique ; mais moi je ne suis pas un homme politique. Et en tant que romancier, ce qui m’intéresse surtout, c’est le destin de l’homme, sa liberté, sa pleine expansion ; et dès que cette liberté n’est pas acquise, dès que cette plénitude n’est pas acquise, j’ai la conviction qu’il manque quelque chose, et que mon rôle c’est justement de crier que quelque chose manque à cette plénitude. Sans cela, qui remplirait cette fonction ? Cela peut être celle d’un intellectuel, d’une façon générale, je suis d’accord, mais je trouve que le roman est un excellent moyen pour cela. En effet, j’assume entièrement cette amertume, comme vous dites, mais connaissez-vous cette formule : “Que la République était belle sous l’Empire”… C’est toujours comme ça. Les gens qui ont fait cette révolution, qui y ont participé, avaient naturellement des images belles du futur, que les évènements réels, que la réalité ne peuvent pas confirmer. C’était presque couru d’avance, si vous voulez. Mais encore fallait-il que quelqu’un le dise… Eh mon Dieu comme je n’avais plus rien à attendre, comme j’avais un certain âge, il a fallu que ce soit moi qui le dise, et voilà…

C.K. :  On peut d’ailleurs se demander s’il y a eu révolution ?

M.M : Là, le problème est tellement vaste que ça n’est pas la peine d’entrer dedans. Donc ceux qui ont fait la guerre de libération, qu’ils le veuillent ou non, avaient au départ un tempérament qui les prédisposait à ça ; non seulement il y avait une idéologie, bien sûr, il y avait le fait qu’ils voulaient un certain ordre, se débarrasser d’un ordre et en instaurer un autre ; mais en dehors de l’idéologie, une fois que vous entrez dans la pratique quotidienne de cette guerre de libération, il faut un certain tempérament… Et la guerre était longue, à mon avis trop longue, sept ans et demi, c’est beaucoup pour une guerre de libération qui a été aussi dure. On finit au bout d’un temps si long par utiliser beaucoup de vertu, qualités, qui sont très efficaces pour la lutte, effectivement ; mais quand la paix revient, vraiment, ça devient des handicaps extraordinaires. Enfin, celui qui a été héros pendant sept ans est tout à fait désemparé quand il revient, parce qu’il ne sait que faire de son héroïsme, il ne sert plus à rien. Même si la formule vous parait un peu comme ça…. on ne peut pas dire ça ne sert plus à rien, bien sûr, mais vraiment, il est désemparé, il ne sait plus comment… Pour faire vivre un Etat dans sa routine quotidienne, pour résoudre les petits problèmes, vous n’avez pas besoin de ces mêmes qualités que pour tenir le maquis pendant je ne sais combien d’années, avec tout ce que cela implique de courage, physique et mental, c’est tout à fait différent. En tout cas ici c’est assez frappant… Mais je crois que c’est partout comme ça…

Interview de Chris KUTSCHERA, Publié avec l’aimable autorisation de l’auteur.

(The Middle East magazine, February 1984)

Chris KUTSCHERA, l’Opium et le Bâton, Mouloud Mammeri, The Middle East magazine

Article précédemment mis en ligne en octobre 2005.

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