Femmes

Tassadit ou la vie d’une femme kabyle au XIXe siècle

Tassadit a eu quatorze ans au printemps de l’Année du Ravin. Elle a vu l’effroyable tuerie. Elle tenait d’une main la robe de sa mère, et s’accrochait de l’autre au tronc d’un frêne, quand les combattants ont étendu devant le village les cadavres qu’ils avaient remontés sur leurs épaules. Elle a vu là, tachés de sang et rigides d’une étrange majesté, deux de ses cousins avec lesquels elle avait joué la veille. Les autres, noirs de poudre et blêmes de colère, lui ont paru formidables, et, pour la première fois, elle a admiré les hommes protecteurs de la Cité, intrépides devant la mort. Or, un an après, jour pour jour, sa mère lui a dit :
« Voilà que ton père a décidé que l’heure de ton mariage est venue, et ton mari sera Ahmed, fils de Mohammed le Pèlerin ».
Elle s’est levée sans répondre, pour remettre en place une amphore, puis s’est appuyée contre un montant de la porte, regardant un tas de paille et des poules dans la cour.

Mariée ! Comme sa sœur qui vient les voir, les jours de fête, le diadème autour de la tête, la plaque ronde sur la poitrine. Elle a vu deux fois l’homme qui l’emmènera.

Un jour qu’elle revenait de la fontaine et remontait au village avec d’autres femmes par un chemin creux, des hommes descendaient hauts sur des mulets, tenant en travers de leurs bâts des fusils et des faucilles. Elle pliait sous une amphore d’eau qui la mouillait toute. Les hauts sacs de paille, tout neufs et gonflés d’orge et de blé, se dressent près des jarres. En contrebas, l’étable contient à peine les bœufs nouveaux qu’on vient d’y faire descendre, et les bêtes inquiètes avancent leurs lourdes têtes aux naseaux humides, pour souffler au ras du sol. Tout cela est le prix de sa personne, et, les mains sur les genoux, elle s’en réjouit dans son cœur.

La porte de chêne, hachée de dessins géométriques peints en rouge, est ouverte à deux battants, et, avec la douce lumière de mai, un flot de femmes se répand autour d’elle. Toutes sont ses parentes sorties des maisons voisines, et vêtues elles-mêmes comme si elles allaient rendre visite aux tombeaux des saints. Les vieilles qui n’ont plus de fleurs aux joues ni de flammes dans les yeux, dépouillées de leurs ornements comme des frênes dont on a coupé les branches, ont encore retrouvé des agrafes émaillées pour retenir leurs vêtements sur leurs seins et leurs bras vides. Les jeunes, la poitrine gonflée, les bras brunis par le soleil, toutes coiffées d’argent, découvrent en riant les barres de leurs dents blanches et se poussent les unes les autres dans un fouillis de robes bleues, de voiles de tulle semés de dessins rosés, de lambeaux d’étoffes de prix et de loques splendides, avec un cliquetis joyeux de colliers et de bracelets d’argent, de melchior ou de fer. Des fillettes à demi nues se glissent au milieu d’elles. La maison retentit de bénédictions bruyantes et d’exclamations aiguës comme des cris d’oiseaux, et peu à peu elles s’assoient par terre pressées jusque dans les coins des murs, contemplant en silence Tassadit immobile. Une odeur mêlée d’encens, de gingembre et de poivre flotte au-dessus d’elles, et l’air apporte de très loin les sons d’un fifre ou des détonations sourdes.

Enfin deux coups de feu éclatent et un flocon de fumée bleuâtre passe devant la porte. Elles approchent les mains de leurs bouches et poussent un cri de guerre si strident qu’il traverse tout le village. Une fusillade leur répond. Les hommes vont venir.

Les voilà. L’oncle d’Ahmed a pris Tassadit par la main, et l’a regardée avec joie. Elle est belle de la beauté qu’il aime. Elle est grande pour son âge ; ses membres sont ronds et bien faits ; ses hanches sont larges ; ses joues sont pleines ; son cou est déjà fort ; ses seins pointent sous sa robe comme des pommeaux de pistolets, et ses paupières sont deux voiles courbes, bordés de velours, abaissés sur ses yeux.

Depuis le seuil de la maison jusqu’en haut de la rue, les Aït-Younès, tassés comme des moutons, lèvent leurs fusils en l’air et les déchargent en criant : « Salut ! Bonheur ! »

En contrebas, les Aït-Sliman s’étouffent contre les murs des maisons et brûlent encore de la poudre. Des deux parts, tous sont vêtus de burnous blancs ou seulement de chemises serrées par des ceintures de cuir ; tous ont la tête couverte de calottes rouges, tachées d’huile ; beaucoup ont les pieds nus. Ils se réjouissent ensemble ; ils s’enivrent ensemble de bruit, et leurs poitrines s’ouvrent ensemble pour pousser la même clameur, quand la jeune fille, éblouissante de couleurs et de bijoux paraît entre leurs deux troupes, à côté de l’Ancien à la barbe grise.

Le vieux prend ses armes sous son burnous, un long poignard dans une gaine de bois cerclée de cuivre, et deux pistolets damasquinés qu’il a ramassés quand il était jeune, après un combat contre les Turcs. Il les passe dans la ceinture de Tassadit. Son frère lui tend un beau fusil fabriqué chez les At Yenni, et certes, on n’y a pas épargné l’argent ni le corail. Il saisit l’arme encore chaude de poudre, la met comme une lance dans la main droite de Tassadit qui la serre sans sourire, puis, tenant une seconde fois la main gauche de la jeune fille, il fait signe qu’on leur fasse place, et ils s’avancent de front entre deux rangées d’hommes qui tirent au-dessus de leurs têtes, dans un acre nuage de fumée rayé d’éclairs.

La nuit est venue, et Tassadit est seule. Les bruits du dehors diminuent. Elle n’entend plus que les coups martelés sur les tambours des At Ourlis, et les flûtes qui chantent un air de danse. Les hommes ont fini de manger et de boire, et Dieu sait s’il en a passé devant eux, des plateaux pleins de viandes, des amas de couscous et de légumes, des terrines de lait aigre, des monceaux de galettes chaudes et des pots de miel. Les femmes des Aït-Younès travaillaient pour ce dîner-là depuis deux jours. Maintenant les orphelins même sont rassasiés, et il n’est pas jusqu’aux chiens qui ne se couchent le long des rues sans rien dire.

Elle est seule dans une grande chambre où la mère d’Ahmed et la sienne l’ont conduite. Elle l’y ont enfermée et se sont assises en dehors sur le seuil. Elle s’est appuyée debout contre une poutre carrée qui monte jusqu’au plafond. Deux hautes lampes de fer à trois becs, dont les mèches baignent dans l’huile éclairent tout autour d’elle. Elle tire de son sein un miroir rond, et y regarde briller l’argent de son diadème, puis elle parcourt sa nouvelle prison d’un œil timide, comme un faon sauvage. Les murs très lisses et d’un blanc doux sont rayés de longues et larges bandes d’un rouge de sang, et les poutres elles-mêmes sont ainsi peintes de blanc et de vermillon. Le sol est bien battu, et luisant comme un carré de verre. Au milieu est un tapis comme elle n’en a jamais vu : on dirait un morceau de prairie bleue parsemé de coquelicots. Sur un mur sont suspendus à des crochets de bois des fusils, de sabres, des flissas longues et pointues, les armes d’Ahmed sans doute. En dessous, deux bâts de mulet, des brides et des étriers, sont posés sur des escabeaux, puis viennent en ligne trois coffres verts, aux serrures de cuivre, ornés de fleurs peintes. Là peut-être est la fortune des Aït-Younès ; mais, de l’autre côté, c’est mieux encore : deux lits bâtis de pierre et de ciment sont couverts de tapis aux dessins variés, comme ceux que les Marocains apportent une fois par an sur le marché des Menguellat pour les vendre aux présidents des Ligues.

Un, surtout, est beau comme la châsse d’un saint. Le dessus en disparaît sous des haïks de laine, ouvrages admirables, dont les franges bleues tiquetées de pourpre retombent aux deux bouts jusqu’à terre, et des coussins brochés éclatent en travers, tels qu’en tissent les femmes des nomades dans les tentes du Sud.

Peu à peu les sons du tambour s’amortissent et cessent, puis la plainte des flûtes s’éteint dans un doux murmure.

Son oreille tendue perçoit dans le silence les petits bruits de la nuit, et les étoiles scintillent par les ouvertures des murs qui se découpent pour le ciel noir. Elle frissonne, et tout à coup la porte s’ouvre. Elle voit les deux femmes fuir comme deux ombres, et un homme poser le pied sur le seuil, tout en blanc, souriant dans une barbe noire. Elle se couvre le visage de ses deux mains, la tête baissée, et se sent prise entre deux bras puissants. Elle défaille, et il lui semble qu’elle descend dans un abîme.

Le soleil du matin frappe de ses traits d’or les bandes rouges des murailles, des hirondelles gazouillent au sommet des poutres ; on entend au-dehors bêler des chèvres et beugler des bœufs. Tassadit n’a plus son diadème, et la ceinture de Tunis est au bout du lit, sous ses pieds nus. Elle s’est repliée sur le flanc droit, la tête sur un coussin, allongeant ses bras ambrés, et elle regarde pour la première fois sans crainte son mari qui marche dans la chambre, déjà prêt à partir. Il revient s’asseoir auprès d’elle, prend une de ses mains et reste sans parler.

Alors elle lui dit :
« – Ahmed, permets-moi de te demander une chose. J’ignore si cela convient ; mais tu es mon seigneur, et je ne sais rien du monde. Ma mère m’a dit que tu avais posé mille francs sur ma tête. Cela est-il certain ?
— Rien n’est plus vrai. Tu es si belle ! La première fois que je t’ai vue, tu étais bien plus petite, tu te rappelles… »

« – Oh ! Oui, interrompt Tassadit, dans le chemin de la fontaine, près des trois frênes, j’étais toute mouillée, et j’avais peur.
« – Eh bien ! J’ai dit alors à mon frère aîné : « Je donnerais mille francs de cette fille-là ; j’en jure par ta tête. Et j’ai tenu mon serment. »
« — Dis-moi, Ahmed, mille francs, cela fait bien deux cents douros. C’est beaucoup de pièces d’argent. Que faut-il que j’achète avec tout cela ? Tu me donneras bien un conseil.

Ahmed se met à rire et lui demande :
« — Ton père ne t’a donc rien dit ? Tu ne sais pas ce que c’est qu’une Tahamamt ? Femme bénie, pas un seul de ces deux cents douros ne t’appartient, et c’est toi qui me les dois, au contraire.
« — Je te dois mille francs. O miracle ! Mais tu ne m’as rien donné ! Je suis ta femme et ta servante. Que Dieu prolonge tes jours ; mais, dis ? Mille francs est une somme énorme que je n’ai jamais vue et que je n’aurai jamais. Pourquoi te dois-je mille francs ? »
« — Écoute-moi, Tassadit. C’est la coutume des Kabyles. C’est ainsi que ta mère s’est mariée, que la mienne s’est mariée, que toutes les femmes de la montagne se marient. Tu appartenais à ton père qui pouvait ne pas consentir à ton mariage et te retenir près de lui toute sa vie. Je lui ai donné mille francs, et, Dieu soit loué, il a bien voulu que je t’emmène dans notre maison ; mais ces mille francs sont à lui comme les autres présents que je lui ai faits, et il les a déjà enfouis près de son foyer, à moins qu’il n’ait acheté du corail et des étoffes pour faire du commerce dans le Sud.

Maintenant, je suis ton homme à sa place. Je te garde près de moi, je te donne ce que tu désires, des vêtements, des bijoux, et même une servante. N’est-il pas juste que tu aies, à mes yeux et aux yeux des miens, au moins la même valeur qu’il t’a donnée ? Si jamais, ô Tassadit, le Maudit jetait la folie dans nos âmes, et s’il fallait que tu quittes cette maison que ta présence a bénie, tu nous redevrais ces mille francs qui sont ton prix, et peut-être davantage ; car tu es si belle que je ne voudrais pas que même un homme pareil à moi pût t’obtenir. Ces mille francs sont sur ta tête comme un turban (tahamamt), comme une couronne qui t’élève au niveau des femmes les plus honorées et les plus aimées des Aït-Younès. C’est la tahamamt de ma mère, celle de la sœur de mon père. Je t’aime tant que je serais allé plus loin si je l’avais pu.

« — L’honneur vaut mieux que l’argent, dit Tassadit à demi soulevée, le cou gonflé, les yeux brillants ; mais dis-moi encore, Ahmed, devrai-je toujours ces mille francs, à toi et aux Aït-Younès, toujours, jusqu’à ce que je meure ?
« — Tu le sauras plus tard, ou plutôt Dieu le sait déjà », répond Ahmed, en soutenant d’une main sa jeune tête brune.

Un an après, Tassadit est étendue sur le tapis bleu semé de fleurs rouges ; son visage est pâle, et sa tête s’appuie sur de hauts coussins. Comme au jour de son mariage, la poudre flambe dans les rues, des femmes bien parées sont autour d’elle, et l’air est déchiré de cris stridents. Elle regarde un enfant à demi nu que sa belle-sœur élève dans les mains, un garçon aux reins solides, qui se débat et lui tend les bras.

Une vieille femme agenouillée lui présente un breuvage qui fume dans un pot de terre rouge. Elle l’écarte et sourit à l’enfant. Ses yeux n’ont jamais eu cet éclat lumineux, cette transparence céleste, ces effluves d’âme. Elle l’aime comme un être venu d’elle, qu’elle nourrira de son sein et dont elle protégera la faiblesse ; elle l’aime aussi comme un être supérieur qui appartient à la forte race des mâles, et elle admire son élan impétueux, elle se réjouit de ses cris. Elle manie dans ses mains la plaque ronde, émaillée, aux gouttelettes d’argent, qu’elle se posera sur la tête dès qu’elle pourra sortir ; des frissons d’orgueil passent dans sa poitrine, gonflent son cœur. Elle est fière d’avoir, elle qui n’était rien la veille, donné le jour à un homme qui possédera la terre, quand elle n’a pas le droit d’en avoir une parcelle, qui achètera des femmes jeunes et belles comme elle, qui commandera peut-être à tous ceux devant lesquels elle tremble, et elle ne peut s’expliquer un tel prodige.

Cependant, les acclamations qu’elle écoute, et qui viennent de loin, la joie de tout ce peuple qui lui semble innombrable, les coups de feu qui pétillent au dehors, le lui attestent et la jettent dans une ivresse qui roule pêle-mêle toutes ses idées. Elle se donne à ce seigneur nouveau qui entre dans la maison, qui y grandira devant elle et par elle, qui prendra l’assurance d’y parler en maître, qu’il remplira toute, auquel elle aura la joie suprême d’obéir, et cette humilité profonde est la forme la plus ardente de son amour. En même temps, des pressentiments vagues et de sourdes espérances d’une délivrance lointaine par lui, par lui seul, dans l’avenir crépusculaire qui s’éclaire de lueurs subites, s’élèvent du fond de son âme. Un voile se déchire, une barrière tombe, au delà de laquelle la vie lui apparaît large et lumineuse comme elle ne l’a jamais vue. Elle se sent forte et patiente, audacieuse et invincible, capable de braver le monde entier grâce à ce petit être qui vagit vers elle, et alors elle se soulève sur ses reins, le sang empourpre ses joues, elle prend des mains de la vieille le vase qu’elle avait d’abord repoussé, elle en boit le contenu pimenté, qui descend en un fleuve de feu dans son corps, et elle dit :
« — Aidez-moi à me tenir debout, habillez-moi. Je veux aller jusqu’à la porte, leur montrer mon enfant ».

Sur sa robe bleue un long haïck tout blanc, aux plis soyeux comme ceux d’un châle, relié à la taille par une ceinture rouge tombant droit sur ses pieds comme une robe de moine, renflé sur sa poitrine par ses seins gonflés ; autour de son cou un collier de corail rouge ; sur sa tête un bandeau noir ; au milieu de son front la plaque, disque solaire ; elle prend dans son bras gauche l’enfant vite apaisé, qui appuie la tête sur son épaule, et la porte s’ouvre toute grande sur le ciel bleu, les villages et les montagnes lointaines, la place tourbillonnante sur laquelle sont pressés les Aït-Younès. Elle s’avance sans soutien, et s’appuie contre un des côtés de la porte, un peu fléchie sur la hanche droite, ses beaux pieds aux ongles rouges cambrés sur le seuil. Ses amies, étincelantes des couleurs vives et de diadèmes d’argent, sont massées derrière elle. Les paupières à demi baissées comme celles des vierges mères, elle est belle de la beauté souveraine qui fait taire les foules, et sur toute la place un grand silence se fait, un millier de visages de bronze, immobiles, sont fixés vers elle ; mais bientôt un cri part, haut et vibrant :

« Salut ! Mère de Brahim » et comme elle se retourne pour interroger les femmes, son mari tout pâle, un éclair dans les yeux, est auprès d’elle, lui disant :
« — Tassadit, tu n’es plus Tassadit, tu es la mère de ton fils ; c’est mon oncle qui l’a dit. Donne-moi l’enfant, je vais parler à mon tour. »
Et soulevant l’enfant palpitant au-dessus de sa tête, en plein soleil, il s’écrie :
« — O vous Aït-Younès, mes parents, soyez témoins ! Voilà mon fils Brahim. Qu’à partir d’aujourd’hui la mère de Brahim soit libre. Je déclare qu’elle a payé sa dette envers moi, envers nous tous. Les présents que j’ai faits à son père, je les oublie ; les mille francs de sa tahamamt, j’y renonce. Qu’elle demeure auprès de notre foyer, femme affranchie, à côté de ma mère, honorée comme un homme jusqu’à son dernier jour ! »

Et Tassadit, ayant repris son fils, le baise avec transport sur les lèvres, tandis que les bénédictions, les coups de feu des hommes et les cris aigus des femmes remontent vers le ciel.

Émile Masqueray Souvenirs et visions d’Afrique, Éd. Michèle Salinas, Paris, 1894

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